Les cahiers de l’OFCT - n°1 : Redonner la parole aux travailleurs, un enjeu pour le syndicalisme, une voie vers l’émancipation
La Parole empêchée
Le travail a connu des bouleversements énormes pendant les trois dernières décennies. Pour le capitalisme financier qui connaît un développement mondial depuis les années 80-90 avec la chute du mur de Berlin, la seule véritable finalité du travail est d’assurer la production de toujours plus de dividendes. Des organisations « scientifiques » du travail destinées à augmenter de manière vertigineuse la productivité se sont répandues dans tous les secteurs professionnels y compris celui des services à la personne. Ces organisations du travail entrainent une généralisation des problèmes de souffrance professionnelle. Les souffrances physiques n’ont pas disparu – les souffrances mentales se sont massifiées. Des catégories comme celle des cadres, jusque là épargnées sont touchées durement par ce mal qui se répand comme la peste.
Les nouvelles organisations du travail peuvent relever de deux « principes », antinomiques en apparence. Le premier se caractérise par des prescriptions extrêmement rigides, non négociables, qui doivent être respectées à la lettre par les travailleurs. Ceux-ci sont considérés comme les simples exécutants de procédures pensées par des « spécialistes ». Le cas emblématique de ce type d’organisation du travail est certainement celui des centres d’appel où tout ce qui est dit est codifié à l’avance et ne doit pas sortir du cadre préétabli. L’enregistrement de la communication est là pour vérifier le respect des prescriptions par l’agent. Ce type d’organisation du travail, véritablement psychotisant, va demander aux salariés de ruser avec les prescriptions pour s’adapter à un réel complexe et mouvant, de faire malgré les injonctions tout en faisant semblant de les respecter. L’occultation ou le mensonge sur le travail réel est une des conséquences de ce type d’organisation délirante du travail.
Le second se définit au contraire par une totale liberté quant aux conditions d’exécution. C’est l’objectif du résultat final qui seul compte. Celui-ci n’est pas fixé en collaboration avec le professionnel. Il est préétabli et non négociable. « Tous les enfants doivent savoir lire à la fin du CP » est un des exemples types de ce type d’objectifs qui ne dit rien sur la manière d’y répondre et qui n’interrogent pas, d’ailleurs, la possibilité même de les atteindre.
Dans ce deuxième type d’organisation, l’usage récurrent du terme « mission » est destiné à mettre au pas des salariés condamnés de ce fait à entretenir un rapport sacrificiel à leur travail. Là encore, on est sur un déni de la réalité, une confusion entre le dire et le faire qui n’est pas moins pathologique que l’organisation précédente. Le salarié qui en est victime doit souvent mentir, non pas sur la manière de procéder-qui n’intéresse pas les prescripteurs- mais sur le résultat obtenu.
Dans ces deux grands groupes d’organisations folles du travail, le dénominateur commun, outre le fait qu’ils engendrent tous deux une grande souffrance, c’est l’absence d’espace laissé à la parole du salarié.
Il n’est pas assez analysé comme un acte de violence, comme le fait d’un système totalitaire, l’empêchement pour les salariés d’exprimer, non seulement des points de vue, des interrogations mais aussi de simples commentaires, de simples « récits » sur leur travail.
Il y a là davantage encore qu’une atteinte à la démocratie, c’est véritablement la possibilité de penser le monde qui est en jeu et, avec elle, le principe même d’Humanité. « En faisant baisser le cours de la parole au profit de l’information, de sa part la plus technique et mesurable, nous perdons le monde commun, nous perdons notre monde » (Roland Gori, « la Dignité de penser »).
Et le syndicalisme dans tout ça ?
Le syndicalisme de classe s’oppose à ce mouvement de déshumanisation, à ce processus insidieux de substitution de la démocratie par la technocratie.
L’analyse de l’abondant discours syndical à destination des salariés révèle qu’il est bien souvent prescriptif : « Mobilisons-nous », « Soyons nombreux…. », « Refusons … ». Ce qui met implicitement les salariés en situation de devoir passer d’un mode impératif à l’autre : des injonctions de leur employeur à se soumettre à celles de se révolter du syndicat. L’usage de la deuxième personne du pluriel ne peut créer, à elle seule, l’illusion que ce discours est élaboré par les salariés eux-mêmes et le fruit de leur détermination.
Nous devons nous demander si cette manière elliptique de communiquer ne contribue pas à épuiser le sens des mots et leur capacité à dire, à convaincre et à mettre en mouvement. Il n’est pas certain qu’elle permette aux travailleurs de se reconnaître dans les organisations syndicales.
Malgré notre volonté de bien faire, ce discours syndical normatif contraint souvent le militant syndical à prouver son efficacité, et à donner en « temps réel » les bonnes réponses dans des situations d’agression sociale. Ce qui le place malgré lui, en position d’expert. Ainsi, l’expérience concrète des travailleurs, le lent et souterrain travail d’élaboration conceptuel et de prise de conscience qui en est le fruit, se sont progressivement transformés, au fil des ans, en un « savoir technicien » syndical, qui n’est pas sans effet sur la capacité du syndicalisme à représenter réellement les travailleurs.
Il nous faut aussi réfléchir à notre manière de gérer le temps et à la façon dont on peut s’extraire des urgences. L’organisation syndicale doit trouver les moyens de dégager du temps et d’imaginer des lieux à fin que les salariés puissent exprimer leur rapport subjectif au travail (appui sur les lois Auroux de 1982).
Pour ces raisons, remettre la parole, le récit, au cœur de la vie syndicale est un acte syndical majeur. C’est un pas incontournable vers la reconstruction d’un monde à vivre ensemble, vers l’élaboration de conditions sociales qui permettent de penser et de rêver la réappropriation du travail et les conditions de son émancipation.
... pour le capitalisme financier la seule véritable finalité du travail est d’assurer la production de toujours plus de dividendes...