Féminisme et syndicalisme CGT, pratiques militantes et revendications dans le champ de l’Éducation, la Formation, la Recherche et la Culture Partie 2 - Les travaux de recherche
Partie 2 - Les travaux de recherche
Annick Kieffer du SNTRS, militante de l’IHS-FERC a introduit l’intervention de Danièle Kergoat, sociologue directrice de recherche émérite du CNRS
I. La création du groupe de recherche
II. Les rapports sociaux de sexe
III. La division sexuée du travail
IV. L’exemple de la coordination infirmière
Conclusion
I. La création du groupe de recherche
Il s’agit dans un premier temps de retracer l’histoire d’un groupe de recherche qui devint labo propre du CNRS en 1983, d’un groupe dont le noyau central se réclamait dès le début du croisement capitalisme / patriarcat.
Au départ, nous étions un groupe de 3 personnes au CSO (Centre de sociologie des organisations) dirigé par Michel Crozier, de statut différent : une chargée de recherche (mais qui n’avait pas sa thèse), une ingénieure de recherche (Odile Chenal), une (fausse) administrative (Helena Hirata). Fausse en ce qu’elle était réfugiée politique et préparait une thèse de philosophie. De statut différent donc, mais toutes les 3 féministes et toutes les trois syndicalistes. Au SGEN – CFDT qui à cette époque correspondait à mes idées : rapprochement avec le PSU, accords d’action avec la CGT ; en 1970, la CFDT prônait l’autogestion. De toute façon, je n’avais pas le choix : il était pour moi essentiel qu’il s’agisse d’un syndicat intercatégoriel (le contraire m’apparaissait un non-sens pour nos petits labos de sciences humaines). Or à cette époque, le SNTRS s’appelait alors le SNPTA-CGT (syndicat national des personnels techniques et administratifs du CNRS) et ne syndiquait pas les chercheur·ses. Je me suis syndiquée au SNTRS dès que cela a été possible (1998 ?), et j’ai été une des premières chercheuses en sciences humaines à le faire. Je suis toujours à la CGT et ai participé jusqu’à il y a deux ans au groupe de réflexion confédéral Travail et émancipation.
Nous avons monté un séminaire et notre groupe informel s’est progressivement élargi. La première institutionnalisation fut liée au Centre d’Études Sociologiques qui nous a accueillies comme URES (Unité de recherche et d’études sociologiques). Nous gagnions ainsi notre indépendance par rapport à Michel Crozier qui était, il faut le dire, plutôt content de se débarrasser de nous. Nous nous sommes appelées le GEDISST (Groupe d’étude sur la division sociale et sexuelle du travail). Nom que nous avons gardé lorsque nous fumes reconnues comme labo propre du CNRS. C’est volontairement que nous n’avions pas repris le mot « femmes » : c’est que nous ne nous revendiquions pas comme travaillant sur « les femmes » mais sur la division du travail et les rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes.
Raconté comme ça, ça a l’air d’un long fleuve tranquille. Cependant, ces transformations successives n’allèrent pas sans difficultés.
Première difficulté : le laboratoire auquel nous étions toutes trois rattachées. J’y avais débuté comme assistante de recherche de Renaud Sainsaulieu. Il m’avait embauchée car il cherchait quelqu’un·e d’origine populaire (il travaillait sur l’identité au travail des ouvrier·es – des ouvrier·es, mais pas de la classe ouvrière) et sachant manier un minimum les statistiques et la dynamique de groupe. Ce que je savais faire puisque j’avais travaillé tout un temps, pour me payer mes études, dans une boîte d’études de marché où je m’étais d’ailleurs retrouvée, à mon corps défendant, responsable d’un service. Bref, j’étais donc entrée au CSO par la petite porte et j’y ai travaillé plusieurs années dans des conditions d’exploitation notables : pas déclarée, horaires à rallonge, etc. Mais aller interviewer des ouvrier·es était certes plus intéressant que de chercher comment vendre le maximum de casseroles ou de produits de maquillage.
J’en reviens au petit noyau que nous étions à l’origine et aux difficultés que nous avons rencontrées. D’ordre syndical d’abord. La section syndicale s’était étoffée (nous étions 7 ou 8, ce qui était énorme pour un petit laboratoire, 7 ou 8 dont évidemment des hommes) et nous étions remuant·es. Au point d’entrer en conflit ouvert : un vendredi soir, Michel Crozier avait dit à sa secrétaire qu’il était inutile qu’elle vienne travailler le lundi car il ne voulait plus d’elle. C’était au temps des mandarins dans les labos de socio. Son appartenance syndicale lui était insupportable car disait-il, une secrétaire particulière ne devait pas avoir d’autre attache que son patron. Bref, le ton est monté et nous avons menacé d’aller aux Prud’hommes – sans trop savoir d’ailleurs comment ça fonctionnait. Notre détermination a porté : la secrétaire a été réintégrée.
Durant tout ce temps, j’étais par ailleurs membre très active de la commission femmes du SGEN. L’intégration des hors statuts eu lieu en 1976 (?). Et ce sera en 1984 que nous aurons le statut de fonctionnaires.
Michel Crozier ne nous pardonna pas. Il se sépara d’une chercheuse – mais sans la licencier – et me rendit la vie difficile. Par exemple, je n’avais pas le droit d’utiliser les services du centre de documentation et de la bibliothèque.
Il faut dire que par ailleurs, sur le plan personnel de la recherche, mon travail ne trouvait pas grâce à ses yeux : il y avait incompatibilité totale entre mon approche en termes de rapports sociaux de classe et de sexe et l’approche organisationnelle. Ayant eu, par le biais du CSO, un contrat avec la DATAR pour comprendre les évènements de 68 dans les entreprises à la lumière de la sociologie des organisations, j’avais transformé ça en étude sur la genèse des revendications ouvrières. Je me définissais comme marxienne plutôt que marxiste, et l’organisation me semblait un cadre trop étriqué pour penser le changement, d’autant que ce changement était pensé le plus souvent en termes managériaux.
En fait, la constitution d’une équipe au sein du Centre d’études sociologiques fut une véritable bouffée d’oxygène. Nous pouvions enfin commencer à travailler sérieusement. Et nous travaillions comme des folles.
Nous avions été reconnues dans l’intervalle labo propre. Ce fut indéniablement grâce à deux choses : l’élan considérable que nous donnait le mouvement féministe (colloque de Toulouse en 1982 qui rassembla 800 femmes et 139 communications), et l’ouverture du CNRS aux études féministes et sur les femmes (Action thématique programmée du CNRS). C’est de là qu’on peut dater l’acte de naissance du champ de recherche sur les femmes. C’était alors l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement de gauche. Plus particulièrement, nous avons bénéficié de l’appui de Maurice Godelier : pour notre reconnaissance, puis pour appuyer notre demande d’intégrer Chantal Rogerat, alors au chômage après l’épopée d’Antoinette, ou encore plus prosaïquement pour trouver des locaux. Cet appui était essentiel puisqu’il était alors directeur des Sciences de l’Homme et de la société. Son intérêt tenait à la fois au fait qu’il était marxiste et que nous travaillions sur le travail, et avec la proximité relative de ses travaux avec certains des questionnements féministes, je pense par exemple à ses travaux sur le pouvoir et la domination masculine chez les Baruya.
Mais il en allait tout autrement au Comité national et plus généralement dans le milieu des sciences humaines. Les accusations, les ricanements ont plu à cette période : nous ne faisions pas de la « vraie » sociologie. La preuve, nous étions féministes et militantes pour plusieurs d’entre nous. Cette accusation, nous la partagions avec les camarades étiquetés comme marxistes, mais dans notre cas, la critique se teintait de condescendance, pour ne pas dire de mépris chez certains (et certaines). Mais de cela, Annick peut en parler.
Nous menions une véritable lutte de reconnaissance. C’est que la reconnaissance institutionnelle n’empêchait pas que nous restions aux marges de la sociologie du travail et de la sociologie de la famille. Aux marges à triple titre :
- car nous refusions le clivage entre ces deux champs ;
- car nous travaillions sur des champs inexplorés jusqu’ici : le travail domestique ;
- car nos liens conceptuels avec le féminisme nous rendaient suspectes aux yeux de beaucoup : nous étions suspectées de mêler militantisme et travail. Nous avions donc un problème de légitimité.
Et pourtant, dès le départ, l’équipe GEDISST était centrée sur le travail, son concept et sa déconstruction. Je cite Dominique Fougeyrollas : « l’idée n’était pas de faire une sociologie féministe mais plutôt de montrer que la prise en compte simultanée du travail productif et du travail reproductif déconstruisait d’anciennes conceptualisations et en créait de nouvelles tandis que se dessinaient des ouvertures méthodologiques avec la redéfinition des frontières disciplinaires ».
À cette époque, se mettaient en place nombre de collectifs de recherche dont Questions Féministes, puis Nouvelles Questions Féministes, le séminaire Limites- Frontières, l’APRE (Atelier production – reproduction), l’URES (Unité de recherche et d’études sociologiques) DSST (Division sociale et sexuelle du travail). C’est cette dernière, que j’avais créée et que je dirigeais, qui fut institutionnalisée en 1983 comme laboratoire de recherche du CNRS sous le nom de GEDISST. Je voulais faire reconnaître que la division sexuelle du travail était une vraie conceptualisation, et une conceptualisation heuristique et que l’on pouvait à la fois être de vraies chercheuses et féministes. Je voulais que notre problématique soit reconnue socialement et intellectuellement au niveau académique, l’enjeu étant que l’institution convienne de la pertinence du raisonnement en termes de division sexuelle du travail, et des questions (pluridisciplinaires) que nous posions sur le travail et sa définition. Il s’agissait de mettre au centre de la recherche la dimension sexuée des sociétés et le travail, mais aussi de proclamer haut et fort que cette démarche était théoriquement légitime. Je tenais beaucoup à la reconnaissance institutionnelle car c’était la seule façon de créer et de pérenniser un lieu autonome : nous passions – nous, des femmes – du statut d’objet à celui de sujets de l’action scientifique.
Comme je le disais, le colloque de Toulouse a marqué indéniablement un tournant institutionnel. Mais depuis le début des années 70, sous l’impulsion du mouvement féministe, des colloques avaient déjà eu lieu et s’étaient tenus de nombreux groupes de travail dont le nôtre, des séminaires…
De notre côté, nous nous étions développées régulièrement durant toute la période qui a suivi : arrivée de nouvelles membres, élargissement disciplinaire (de la sociologie vers l’histoire, l’économie, l’ergonomie, la géographie…), nombreux contrats de recherche, lancement d’une revue « Les cahiers du GEDISST » qui deviendra plus tard « Les cahiers du genre ». Parallèlement, nous gardions nos traditions antiautoritaires : prises de décision au consensus en AG, travail collectif, direction bicéphale (les premières directrices du GEDISST furent Dominique Fougeyrollas et moi-même) et cela malgré les réticences du CNRS, etc.
Je reviens aux années 80. L’université, qui était moins bien aidée que nous ne l’étions au CNRS, voyait le début des cours sur l’histoire des femmes. Au CNRS, c’est l’ATP « Recherches sur les femmes et recherches féministes » qui fut mise en place.
L’horizon était ouvert et non fermé comme maintenant. Le parcours que je vous décris est très daté. Maintenant, la précarité et l’exigence de rendement intellectuel n’aident pas à la créativité. L’entrée dans les entreprises est encore plus difficile. L’entrée au CNRS et à l’université également. On faisait des projets et on cherchait / trouvait un financement (jusque dans les années 90, le CNRS donnait des financements). Maintenant, on répond à des appels d’offre, c’est la figure du/de la chercheur·se entrepreneur·se qu’on veut nous imposer.
Les années 80-90 marquent un tournant (Mitterrand est élu en 1981) : il y a infléchissement des recherches vers l’intérêt pour la vie politique (cf. la polarisation des débats et des travaux sur la parité).
À partir des années 90, on note une forte diminution de l’aide par les fonds propres du CNRS simultanément à de nouvelles sources de financement par l’UE et une implication plus grande des ministères. En ce qui me concerne, j’ai eu des financements des ministères de la qualité de la vie, du Travail, du Service du Droits des femmes, etc. Simultanément, c’est le creux de la vague pour le mouvement féministe.
Je m’arrêterai aux années 2000 qui voient un basculement des modes de financement (ANR) simultanément à l’entrée dans le féminisme (aux niveaux intellectuels et militants), d’une nouvelle génération marquée, pour parler vite, par l’intersectionnalité.
II. Les rapports sociaux de sexe
Je vais maintenant vous présenter la problématique qui sous-tendait les travaux de notre équipe : je ne parlerai ici que des RSS laissant de côté la DST.
C’est donc à la fin des années 70 et durant les années 80 que nous avons avancé dans l’élaboration d’une problématique en termes de division sexuelle du travail et de rapports sociaux de sexe, tandis que s’opérait la confrontation entre les données issues de la sociologie du travail et de la sociologie de la famille. L’ouvrage collectif, Le sexe du travail. Structures familiales et système productif paru en 1984, témoigne de cette évolution.
C’est progressivement que nous dépassâmes la simple catégorisation hommes / femmes pour aller vers la conceptualisation du rapport social qui unit ces catégories : les rapports sociaux de sexe. C’est en 1971 que paraît l’article fondateur de Nicole-Claude Mathieu : notes pour une définition sociologique des catégories de sexe. Mais ce ne sera que beaucoup plus tard que les chercheur·ses se le réapproprieront. Et c’est en 1987 que le groupe de travail appelé APRE (Atelier production reproduction) dont le GEDISST faisait partie (et qui n’était composé que de femmes), organise une table ronde internationale à Paris : les rapports sociaux de sexe. Problématiques, méthodologies, champs d’analyse. Nous considérions que ce rapport social était transversal, historicisable ; qu’il s’agissait d’un rapport de pouvoir, d’un rapport antagonique où chaque catégorie n’existe que dans son rapport à l’autre.
Nous étions donc nombreuses à utiliser ce terme qui avait fait l’objet de multiples travaux. Mais au fil des années, j’ai été amenée personnellement à me poser la question : mais finalement, qu’est-ce qu’un rapport social ? J’ai proposé la définition suivante : « un rapport social est au départ une tension qui traverse le champ social. Cette tension érige certains phénomènes sociaux en enjeux autour desquels se constituent des groupes aux intérêts antagoniques ». Un exemple d’enjeu : la réduction du temps de travail.
Ces groupes sont donc en tension permanente autour d’un enjeu, ici le travail et ses divisions. C’est pourquoi l’on peut avancer la proposition suivante : rapports sociaux de sexe et division sexuelle du travail sont deux termes indissociables et qui forment épistémologiquement système : la division sexuelle du travail a le statut d’enjeu des rapports sociaux de sexe.
Il faut toutefois préciser que pour ma part, j’étais là encore dans une position inconfortable. La priorité était pour moi, dès les années 70, l’articulation des rapports sociaux et non les seuls rapports sociaux de sexe. Une telle position était alors minoritaire : les féministes radicales (chercheuses et/ou militantes) raisonnaient d’abord et avant tout sur les rapports de sexe (pour mémoire le titre explicite de l’article fameux de Christine Delphy, « L’ennemi principal »). Quant aux militantes « lutte de classe », outre que certaines d’entre elles étaient à mes yeux des marxistes trop économicistes, elles étaient de toute façon peu nombreuses parmi les sociologues féministes françaises, ces dernières travaillant par ailleurs sur bien d’autres champs que celui du travail.
III. La division sexuée du travail
J’en arrive donc là à mes travaux personnels et à leur enracinement dans un contexte social et politique.
Mon premier ouvrage s’appelait « Bulledor ou l’histoire d’une mobilisation ouvrière ». Ce fut également le premier terrain que je menais de manière autonome, les précédents ayant été faits en tant qu’assistante de recherche de Renaud Sainsaulieu.
Mais cette monographie était une parmi bien d’autres : j’étudiais des usines de confection, d’électronique, de pétrochimie, de métallurgie, de textile, etc. Je respectais alors strictement les règles de métier que je m’étais données : faire du terrain sur longue durée (je m’y installais et y vivais durant parfois plusieurs semaines), entretiens avec la direction des entreprises et les syndicats, longs entretiens non directifs avec les ouvriers et ouvrières, restitution systématique des résultats, analyse de contenu minutieuse qui permettait une utilisation systématique du décalage entre le cadre d’interprétation et les résultats de l’enquête. C’était un véritable travail de bénédictine…
Parmi les clivages que j’évoquais, le clivage de sexe : à l’évidence, les pratiques revendicatives des ouvrières n’étaient pas celles des ouvriers. À noter que pour en comprendre les raisons, nous ne disposions d’aucun outil théorique. Or aborder ces pratiques avec la même grille d’analyse que celle mise en place pour les hommes ne fonctionnait pas. Il fallait repasser par une analyse matérielle minutieuse de la condition ouvrière, mais cette fois genrée. C’est ainsi qu’est né le concept de division sexuelle du travail.
Cette conceptualisation renvoyait à un travail collectif. Ce que j’avançais plus personnellement, ce fut d’énoncer les principes organisateurs de la DST : principe de séparation (il y a des travaux d’homme et des travaux de femme) et le principe hiérarchique (un travail d’homme vaut plus qu’un travail de femme). Pour autant, pas plus que les autres formes de division sociale du travail, la DST n’est une donnée rigide et immuable. Si ces principes organisateurs restent les mêmes, ses modalités (conception du travail reproductif, place des femmes dans le travail marchand, etc.) varient fortement dans le temps et dans l’espace.
Je disais donc que je me livrais à une analyse minutieuse et genrée de la condition ouvrière. Au cours de l’examen des conditions de travail des ouvriers et des ouvrières, je me suis aperçue que, non seulement les femmes sont massivement reléguées dans des postes de travail difficiles, où toute promotion est exclue, mais de plus j’ai découvert à ma grande surprise que les conditions de travail des femmes qualifiées étaient plus difficiles que celles des hommes non qualifiés. Par exemple, elles travaillent beaucoup plus souvent à la chaîne. La différence n’est donc pas explicable par la seule exploitation. J’en concluais dans mon livre Les ouvrières : « L’univers de travail des ouvrières forme un système où capitalisme et patriarcat se relayent pour exploiter en dominant et pour dominer en exploitant ; système intégré donc etc. ».
Je voulais penser l’« entrecroisement dynamique de l’ensemble des rapports sociaux » et le fait qu’ils se coproduisent et reproduisent mutuellement. S’ils sont évidemment distincts, ils possèdent cependant des propriétés communes et surtout s’entrelacent de telle manière qu’aucun rapport social ne peut être pensé indépendamment des autres sous peine de les réifier.
Cette conceptualisation est née dans un contexte bien particulier. D’abord, celui des luttes post-68, des luttes des années 1971-1973 où, pratiquement pour la première fois, les grèves de femmes, d’immigré·es, de jeunes, étaient portées au grand jour. Et non pas de façon naturalisante, comme l’avaient été les grèves des allumettières ou des ouvrières bretonnes dans les usines de conserve au début du XXe siècle. Mais reconnues comme des mouvements sociaux à part entière. Simultanément, c’est ce début des années 1970 qui vit la naissance du mouvement féministe dit de la « deuxième vague ». Il faut aussi parler des luttes anti-impérialistes, anticolonialistes, (dont j’ai été activement partie prenante).
Le croisement sexe / classe s’est donc fait pour moi « naturellement ». D’autant plus naturellement que femme, issue de milieu populaire, militante syndicale, féministe et politique (PSU), je pouvais m’identifier pleinement à ces luttes et à cette intrication de dominations que j’aurais été bien en peine de penser séparément ou de hiérarchiser.
Du fait de mon sexe, de ma génération et de mon origine de classe, je me suis trouvée au croisement de quatre mouvements sociaux qui ont orienté mon itinéraire personnel, politique et théorique : le mouvement ouvrier, le mouvement de libération de l’Algérie, les évènements de mai 68 et le mouvement de libération des femmes. J’ai été partie prenante de ces quatre mouvements. D’une certaine façon, c’est ce dont « ma » sociologie témoigne.
J’avais 19 ans lors de la nuit des « ratonnades » à Paris, le 17 octobre 1961, 20 ans lors des accords d’Evian qui ont mis fin à la guerre d’Algérie. J’avais 25 ans en mai 68, 28 ans en 1970 lors de la naissance en France du féminisme de la deuxième vague. La révolte contre les rapports de domination de classe, de sexe et de race a structuré ma vie et orienté mes recherches. Mais qui dit révolte dit nécessité de comprendre les ressorts et les mécanismes de ces systèmes de domination.
Je pense que si l’on est chercheur·se, c’est que l’on est interpellé par quelque chose qui pose problème à la fois au niveau personnel et au niveau de la recherche. Dans mon cas, c’est la capacité qu’ont les hommes et les femmes, même dans les situations d’extrême domination, de se battre et de s’opposer. Enfant, adolescente, adulte, ce fait m’a toujours questionnée : les pressions extrêmes, de la plus insidieuse à la plus violente, qui pèsent sur les individu·es pour qu’ils/elles « se conforment », devraient logiquement déterminer les pratiques sociales. Or il n’en est rien. Les femmes et les hommes continuent à se battre, à contourner, à transgresser, à résister. Toujours ils et elles tendent vers ce qu’on peut bien appeler la liberté.
Plaider pour la nécessité sans cesse renouvelée de débusquer les blocages qui empêchent l’émergence de collectifs, de rendre visibles les résistances et les révoltes là où elles pourraient passer inaperçues, et de mettre en valeur des expériences qui bousculent l’ordre imposé des choses, tel était mon objectif.
IV. L’exemple de la coordination infirmière
Pour terminer, je tenterai de répondre à la question qui m’a été posée.
Comment un regard féministe et syndicaliste fait choisir certains objets de recherche et comment ceux-ci peuvent interpeller le corps social ? Je prendrai l’exemple de la recherche que j’ai menée sur la Coordination infirmière. Celle-ci fut un mouvement de très grande ampleur (manifestations regroupant jusqu’à 30.000 personnes) : c’était un mouvement de femmes mais les infirmières se disaient non féministes. C’était un mouvement catégoriel mais néanmoins il interpellait le mouvement ouvrier tout entier. Ce sont ces deux aspects, énigmatiques au premier abord, qui m’ont donné envie d’aller y voir de plus près.
Je n’ai pas le temps de développer ces deux aspects. Je m’en tiendrai à l’aspect syndical.
Un mouvement antisyndical ?
On ne pouvait faire l’impasse, dans l’analyse de la CI sur ses rapports avec le mouvement syndical.
Certes, il s’agissait d’une coordination. Mais il ne s’agissait pas d’un mouvement que l’on pouvait caractériser centralement par la rupture avec le syndicalisme. Il faut plutôt dire qu’il a surgi à l’extérieur de l’espace syndical comme d’autres mouvements sociaux ont surgi hors de l’espace politique.
La CI ne marqua pas une alternative aux modalités de fonctionnement du syndicalisme, pas plus qu’elle n’était analysable en terme d’antisyndicalisme. Elle ne récusait pas le fait syndical, mais refusait que les syndicats se déclarent seuls représentants de la profession, qu’ils négocient seuls avec le gouvernement. Par ailleurs, le sigle « Coordination infirmière, syndiquées, non syndiquées, associées, non associées » renvoyait bien non seulement à la volonté unitaire mais aussi et peut-être surtout au déni que l’appartenance à telle ou telle organisation puisse être un facteur de division au regard de ce qui les réunissait. En fait, on peut dater l’apparition d’une sensibilité antisyndicale chez nombre d’infirmières « de base » à la signature des accords Evin par la CFDT, FO, la CFTC. Pour rappel, c’est en 1988 au congrès de Strasbourg, juste avant son départ, qu’Edmond Maire lance son fameux « dehors les coucous ! ». Le tournant réformiste était pris depuis longtemps. Une importante minorité quitte alors la CFDT pour créer le syndicat SUD.
L’interpellation que la CI opéra fut beaucoup plus fondamentale : c’était la capacité qu’a le mouvement syndical de représenter le salariat qui était mise en question. En effet, le besoin d’unité et de démocratie, l’envie de gérer soi-même son mouvement expliquent certes la mise sur pied de la CI. Mais au-delà, celle-ci trouve aussi sa légitimité dans le fait que les infirmières avaient le sentiment que les organisations syndicales, telles qu’elles fonctionnaient, ne pouvaient représenter la nouvelle figure salariale féminine qu’elle préfigurait. Et la longévité de la CI est, elle, rapportable au fait que le complexe de revendications avancé s’est révélé inassimilable tel quel par les grandes confédérations. Les syndicats catégoriels ou les unions professionnelles, en se centrant sur le seul aspect professionnel, sont passé·es tout autant à côté du phénomène que les grandes centrales syndicales. Nous disons donc que ce n’est pas la CI qui s’est placée hors du champ syndical. Ce sont les syndicats qui ont créé cette extériorité par leur façon de ne pas prendre en compte non pas tant les revendications féminines que, bien plus fondamentalement, les salariées elles-mêmes, l’existence même d’un salariat féminin. En l’occurrence d’un salariat hégémoniquement féminin, avec un haut niveau de technicité et ayant des revendications propres : bien faire son travail, prise en compte des problèmes d’organisation de la vie quotidienne.
Que ce mouvement ait été catégoriel, cela est évident. Mais plutôt que d’en déduire sa nature inférieure, il semble plus utile de se demander pourquoi le modèle intercatégoriel porté par le mouvement syndical n’a pas eu de succès auprès des infirmières.
En fait, faute d’un modèle capable d’intégrer la revendication dans toutes ses dimensions, l’intercatégoriel était perçu comme noyant le poisson infirmier dans la mer des autres catégories, comme conduisant à abandonner inéluctablement tout un pan de la revendication, en particulier celui du rapport au travail ou de la nature particulière de leur revendication de salaire. Le complexe revendicatif infirmier, s’inscrivant directement dans le refus de la vocation, ne pouvait être mécaniquement étendu aux autres catégories, aussi légitimes que soient les revendications de ces dernières. Si le catégoriel était bien un point de passage nécessaire pour la profession, il n’était pas nécessairement un point d’aboutissement. Tout expliquer, comme certain·es l’ont fait, par le repliement corporatiste est un peu rapide (plutôt que catégorielles à proprement parler, la plupart des infirmières
« de base » que nous avons rencontrées faisaient plutôt penser à des femmes ayant décidé que le temps du dévouement gratuit était terminé, que le moment de penser à elles et pour une fois à elles seules, était venu. Je pense qu’il ne faut pas sous-estimer le poids de ce type de réactions caractéristiques de femmes peu politisées, ni syndicalisées, dans la prégnance du catégoriel.) Le passage vers l’intercatégoriel aurait pu se faire s’il y avait
eu continuité entre le catégoriel (tel qu’il était mis en scène dans la CI) et l’interprofessionnel (tel qu’il est mis en scène par le mouvement syndical). Mais cette continuité, si elle est idéologiquement pensable, n’était pas réalisable pratiquement. Tout simplement parce que, concrètement, cet interprofessionnel ne renvoie pas à un rapport social transversal à toute la société mais apparaît comme faisant référence à une seule des figures possibles du salariat, le travailleur manuel et masculin, et blanc faut-il ajouter.
Ce mouvement fut exemplaire car il éclaire le phénomène plus général des coordinations ; il fut spécifique en ce qu’il éclaire le nouveau rapport des femmes au travail et à la qualification, ainsi que la nature d’un mouvement social lorsqu’il est spécifiquement féminin. Trois points qu’il me semblait important socialement et politiquement d’explorer d’un point de vue scientifique.
Les infirmières, à travers leurs luttes, ont tracé les contours d’une nouvelle figure salariale féminine qui a remis en question tant les mécanismes du rapport salarial que ceux du rapport entre les sexes par la volonté affirmée d’un travail à forte valeur d’échange, qui soit aussi un travail à forte valeur d’usage. Elle a interpellé également le mouvement syndical, non seulement sur l’unité et la démocratie, mais aussi sur ses capacités à prendre en charge et des revendications posant un nouveau rapport au travail (un rapport féminin) et le salariat féminin comme non marginal et non exclu.
Des lignes de force se dégageaient de cette étude, lignes de force qui sont généralisables bien au-delà de la seule Coordination infirmière.
- Le collectif est donc la condition nécessaire pour qu’il y ait mouvement d’autonomie et d’individuation, et mouvement (collectif) d’émancipation.
- Les rapports sociaux et leur intrication ne sont pas uniquement source de domination. Ils sont, dans le même temps, potentiellement porteurs d’émancipation.
- Pour que le travail soit émancipateur, il faut, dans le cas des femmes, qu’il y ait simultanément acquisition d’une conscience de classe et d’une conscience de genre.
Et je concluais en disant : l’heure n’est-elle pas venue de parler d’un paradigme infirmier qui dessinerait les linéaments d’un nouveau modèle du travail et d’organisation du travail ?
Ces conclusions datent des années 2000 mais il est certain qu’elles sont d’actualité : pensons aux mouvements récents qui dessinent eux aussi une nouvelle figure du salariat féminin, mais cette fois du salariat précaire dans les services à la personne, dans les crèches, les Ehpad, les femmes de chambre dans l’hôtellerie, les assistantes maternelles… Si ces populations sont évidemment différentes de celle des infirmières (niveau de qualification, stabilité d’emploi…), il n’en reste pas moins que leurs revendications ont bien des points communs : la prise en compte de leur vécu, la sensibilité aux problèmes d’organisation de la vie quotidienne pour elles et pour les autres, leur expérience des différentes formes de domination, leurs relations parfois difficiles avec les syndicats... Il est temps pour ces derniers de les prendre centralement en compte d’autant qu’elles représentent un formidable gisement contestataire.
Conclusion
Apport novateur aux formes de lutte, projection qu’elle permet à notre imaginaire d’une société positivement féminisée, cette expérience fut le ferment de bien d’autres actions revendicatives, tant dans la santé qu’ailleurs.