KIMBERLÉ CRENSHAW : " LA PRESSION EST GLOBALE, LA RÉSISTANCE DOIT ÊTRE GLOBALE "

Kimberlé Crenshaw est une juriste et professeure de droit afro-américaine. Féministe convaincue, elle est spécialiste en théorie critique de la race. Elle développe pour la première fois le concept d’intersectionnalité dans deux articles fondateurs en 1989 et 1991, " pour faire valoir comment race, genre et classe affectent le vécu des femmes noires aux États-Unis, en particulier sur le plan professionnel et légal », et pour réclamer que justice leur soit rendue.
Invitée aux Journées Intersyndicales Femmes, nous l’avons rencontrée pour lui poser plusieurs
questions.
Que veut dire le concept d’intersectionnalité ?
C’est un concept qui décrit l’interaction entre différents axes de discrimination. Il concerne la race, le genre, la sexualité, le statut d’immigrant, le handicap. L’idée fondamentale est que nous ne faisons pas l’expérience de la discrimination d’abord sur un plan, puis sur un autre, puis encore sur un autre, mais que, bien souvent, il s’agit d’un problème interactif. Voilà la réalité que décrit l’intersectionnalité.
Mais le problème plus profond, c’est que beaucoup de nos pratiques — qu’il s’agisse de pratiques militantes, de politiques publiques ou même de protections juridiques — ne prennent pas en compte le fait que la discrimination peut être interactive. Et cela crée un nouveau niveau de discrimination. Si, par exemple, vous faites l’expérience de la discrimination de genre à travers votre race, et que les lois ou les politiques ne vous permettent pas de faire valoir vos droits sur la base de cette interaction, alors vous êtes dans une position plus défavorable qu’une personne qui n’a pas besoin de faire une réclamation combinée ou composée. Ainsi, l’intersectionnalité met en lumière à la fois ces réalités et ce qu’il convient de faire pour s’assurer que chacun et chacune soit véritablement en position d’égalité dans les luttes pour l’égalité.
Quelles motivations profondes ont guidé votre décision d’entreprendre ce long déplacement pour participer aux intersyndicales femmes en France ?
Eh bien, je dois dire que je saute toujours sur l’occasion de venir à Paris, mais encore plus en ce moment, alors qu’il y a tant de négativité et de remise en cause de nos droits fondamentaux et de nos attentes. Pouvoir venir ici et être en communauté avec d’autres personnes qui, dans leur propre contexte, luttent elles aussi pour préserver, à vrai dire, les acquis et les combats menés à la fin du XXe siècle et au début du XXIesiècle, c’est inspirant. Cela nous rappelle que nous ne sommes pas seul·es.
Cela nous aide à continuer à nous battre en sachant que d’autres sont engagé·es dans ce combat avec nous. Je pense que l’un des plus grands défis aujourd’hui, c’est que beaucoup d’entre nous sont isolé·es des luttes en cours, des engagements que les gens prennent, des analyses que nous avons. Donc, si l’oppression est globale, la résistance doit être aussi globale. C’est pourquoi je saisis toutes les occasions de construire une communauté avec nombre de mes compatriotes qui mènent ce travail à travers le monde.
Dans le contexte international actuel, comment l’intersectionnalité peut nous aider à lutter contre la convergence des haines internationales réactionnaires ?
L’ironie de la situation, c’est que le pouvoir est intersectionnel. Donald Trump a remporté la présidence grâce à son identité intersectionnelle particulière : celle d’un homme blanc, riche.
Quand on examine toutes les raisons pour lesquelles Donald Trump n’aurait pas dû être élu président des États Unis — son absence de qualification pour le poste, le fait qu’il avait enfreint la loi, trahi la confiance du peuple américain, trahi celle de sa propre famille, et commis une multitude d’actes, dont n’importe lequel aurait suffi à faire échouer la candidature d’une femme, d’une personne racisée, ou de toute autre personne — il est pourtant parvenu à être élu à la plus haute fonction du pays. Cela résulte d’un privilège et d’un pouvoir intersectionnels. C’est pourquoi nous avons besoin d’une analyse intersectionnelle pour comprendre comment et pourquoi nous en sommes arrivés là, comment et pourquoi la politique de l’homme fort attire autant. Pourquoi la dérive vers le fascisme est une menace qui doit nous inquiéter, même dans les démocraties les plus avancées du monde.
Donc, franchement, nous ne pouvons pas mener une lutte efficace si nous ne reconnaissons pas cette combinaison des formes de pouvoir. La résistance, elle aussi, doit se conjuguer, s’unir, pour répondre à cette réalité intersectionnelle qui est en train de transformer la politique à l’échelle mondiale.